MATSUEV? MIROBOLANT!

October 9 2019
Mediapart
MATSUEV? MIROBOLANT!

Une belle journée que ce 27 septembre 2019. Il fait encore jour à 8 heures du soir en souvenir d’un été radieux et le public arrive en flânant des Champs-Élysées pour se répartir dans la belle salle dorée aux balcons accueillants. Chacun regarde à gauche et à droite s’il reconnaît des amis pour les saluer de la main. Les parents de l’artiste s’installent aux meilleures places et cette présence est du meilleur augure.

Un coup d’œil sur la biographie d’un pianiste qui n’a pourtant pas besoin de présentation : « Depuis son triomphe au 11e Concours Tchaïkovsky en 1988, Denis Matsuev s’est rapidement imposé… » Pourquoi pas 1788 ? Le temps lui-même s’efface. Denis serait donc présent dans notre univers musical dix ans de plus ! On lira cette négligence comme un hommage : il va de soi que Denis figure au sommet depuis… depuis toujours, et l’on ne peut même concevoir qu’il n’ait jamais existé. Chacun dans le public sait probablement que le Concours Tchaïkovsky mémorable qui vit ce couronnement se déroulait en 1998. Sur la composition du récital proposé ce soir, un critique de la terrasse ̶ journal qui présente l’essentiels des spectacles parisiens ̶ avait préalablement formulé son avis dès le 24 août : « Cet automne, Matsuev vient au TCE avec un sacré programme : Appassionata et Opus 111 de Beethoven en première partie, Sonate en si mineur de Liszt en seconde. Des œuvres que l’on doit affronter les yeux dans les yeux, que l’on ne peut que servir avec humilité et détermination, dominé par leur grandeur. » L’oracle a parlé.

L’Appassionata, jouée par "lui", le public parisien l’espérait, la fantasmait ̶ nous parlions des mirages du temps ̶ puisqu’il en avait déjà été question pour l’ouverture de la saison musicale à Paris l’an passé. Denis entre, salue, concentré, s’installe au piano, d’un geste fait descendre l’assise du tabouret. Veuillez attacher vos ceintures s’il vous plaît, dare-dare, et rester attentif à chaque microseconde, certains trous d’air pourraient vous secouer inopinément. Nous vous souhaitons un excellent voyage. Assurez-vous que vous n’oublierez rien ensuite. Décollage immédiat. Ceux qui bayaient encore aux corneilles ont le souffle coupé. C’est le Beethoven "Sturm und Drang", orageux, ombrageux, amoureux, palpitant. Denis Matsuev recèle d’évidentes affinités avec le compositeur : il en restitue le poids des sentiments, le cheminement tortueux de la pensée, l’invention permanente. Le Romantisme, dans sa véhémence, avait disparu des interprètes récents, avant tout soucieux d’un dépouillement ascétique (j’allais dire anorexique), et voilà que Denis Matsuev lui rend sa vérité dans sa pleine émotion.

Le contraste avec l’Opus 111 éclate aussitôt. Les premiers accords imposent la monumentalité, la "terribilità". On entre ensuite dans l’onction du deuxième mouvement avec son balancé envoûtant qui s’étire, obsessionnel, pour tendre vers un appel sublimé. La beauté, la richesse du timbre que Denis Matsuev tire du piano laisse pantois. A l’entracte chacun reste hypnotisé par cette dernière sonate et se meut comme dans un rêve inachevé.
La deuxième partie commence avec les deux Etudes-tableaux opus 39 n°2 et n°6 de Rachmaninov suivies par la Méditation opus 72 n°5 de Tchaïkovsky qui achèvent la transmutation d’atmosphère. Nul ne pouvait douter que Denis Matsuev soit à la hauteur de lui-même. Il nous reste donc ̶ il ne nous reste "plus que", si j’ose l’écrire ̶ pour clôturer le concert, le pavé de la Sonate en Si… On ne peut le cacher, l’auditoire attendait impatiemment cette œuvre rare, que l’on sait fort difficile et dans laquelle on pressentait que Denis pourrait se montrer impérial. Et cela n’a pas manqué. Grand architecte-bâtisseur Denis Matsuev ménage et construit ses effets. Il mène les ouailles de celui qui n’est pas encore l’abbé Liszt, au long d’un long pèlerinage, sans faille, sans tunnel, après avoir franchi des abîmes, chevauché des montures sauvages, escaladé d’abruptes falaises, à bon port, interloqué mais ravi. Pour comprendre l’impact que Liszt produisit sur ses contemporains, il faut obligatoirement un artiste d’une stature exceptionnelle qui saura investir chaque note, éclabousser chaque trait, avec brio et charisme, afin de restituer le séraphique et l’âpreté. Denis Matsuev possède toutes les qualités requises et plus encore, il redonne à la musique dite classique toutes ses couleurs et son urgence vitale.
C’était un programme de titan et nous avions un dieu pour le réaliser… mais voilà, c’est fini, vient le temps des adieux… Encore éberluée, l’audience éclate en ovation distribuée par salves dès que le prince d’Irkoutsk apparaît sur la scène. Il faut préciser que tout le long des œuvres le public s’est montré d’une discrétion exemplaire pour savourer l’extraordinaire luxe sonore qui jaillissait du piano. Chacun désire un bis, non que le récital en ait besoin, mais pour que dure encore un peu le plaisir. Il y aura un petit bijou de Liadov, puis de Sibélius et pour finir In der Halle des Bergkönigs avec sa rage destructrice. L’auditoire sort hanté par ce qu’il vient d’écouter, s’interrogeant s’il aurait par mégarde vécu un moment d’hallucination… A la sortie je croise une amie qui me remercie chaleureusement pour lui avoir fait découvrir ce prodige et se dit bouleversée par la sonate de Liszt. Je lui réponds du tac au tac : « C’est l’interprétation du siècle, tu ne risques pas de l’entendre encore de cette façon ! » Il fait beau sur Paris, je me dirige nonchalamment vers le métro. Tout est calme.

Jacques Chuilon

Mediapart

Paris, octobre 2019

Tags: review Paris

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