Denis Matsuev L’Enchanteur Enflamme Les Champs Elysees
Lundi 26 mars 2018, jour d’abstinence. Je veux dire que je me privai de musique la journée entière pour avoir le soir les oreilles fraîches et la fringale aiguisée. J’arrivai de bonne heure au Théâtre des Champs Elysées : une des plus belles salles de Paris avec son style Art-Déco, son plafond de Maurice Denis et la netteté particulière de son acoustique. Les plus âgés avaient réservé à l’orchestre et les plus jeunes aux balcons. Située sur une allée ma place, achetée des mois à l’avance, m’imposait de rester debout durant le flux des entrées d’une salle comble, mais ensuite donnait l’avantage d’allonger les jambes et surtout d’une bonne visibilité, comme en témoignent les deux clichés que j’ai pu dérober, le plus discrètement possible, je vous rassure, mais il me fallait agrémenter mon propos. L’un des instantanés montre Denis Matsuev le prestidigitateur coquin, appréciant le public stupéfié, l’autre, Denis Matsuev le poète sensible et raffiné.
Mais n’anticipons pas. Pour l’instant le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks s’installe, s’accorde brièvement. Les tousseurs toussent et les téléphones s’éteignent. Mariss Jansons vif et souriant fait son entrée. La première symphonie de Robert Schumann (1810-1856), ‘Le printemps’ laisse entrevoir un Carl Friedrich Lessing (1808-1880) mais ciselé comme un Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) ou même un Caspar David Friedrich (1774-1840). Chacun choisira le Friedrich à son gré. L’œuvre ingénieusement sélectionnée, écrite en 1841, crée sous la direction de Félix Mendelssohn, permet le déroulement d’une belle démonstration de savoir-faire avec précision des attaques et qualité des timbres à la clef. Une réussite exemplaire, que le public applaudit sans réserve.
C’est l’entracte. Je me lève pour que puisse passer à son aise, piane-piane, la foule qui veut se dégourdir les jambes et devise, agréablement surprise par la tenue de ce début de concert. Sorti de nulle part un piano vient d’être roulé sur le devant de la scène, les micros demandent toute l’expertise des ingénieurs du son pour être disposés comme il convient. Une éternité goutte à goutte écoulée, nonchalamment les spectateurs regagnent leurs sièges dans l’expectative d’une attrayante seconde partie.
Rhapsodie sur un thème de Paganini opus 43, composée en 1934. Le clou du concert. Sur un thème de Paganini, mais pas que. Une énigmatique et brève introduction libère soudain le piano qui sertit ꟷ ou mieux, qui sculpte le thème ꟷ avec une autorité, une plénitude qui en laisse plus d’un pantois. Denis Matsuev produit une beauté sonore à nulle autre pareille dans une chaleur de coloris diaprés. D’une voix d’opéra l’on dirait qu’elle est admirablement projetée, que son timbre de bronze remplit la salle jusqu’au dernier strapontin du dernier rang de l’amphithéâtre avec profusion. Le piano de Matsuev chante avec souplesse et vitalité. Son phrasé toujours pur, toujours essentiel, conduit l’écoute et permet d’entrer dans l’œuvre et d’en appréhender l’architecture.
Beaucoup de virtuoses se révèlent piètres musiciens : ils jouent vite, au prix d’altérer la phrase musicale et de la priver d’expression. Leur sonorité uniforme frappe dans son martelé de fer-blanc. Mais il faudrait être sourd pour confondre le géant d’Irkoutsk avec ce genre de spécimens triviaux. Denis Matsuev pulvérise la notion même de virtuosité parce que la déesse Musique sur son berceau bénit ses doigts, alors l’instrument se métamorphose, la matière sonore en fusion prend toute apparence de clochette, harpe, timbale ou pédalier d’orgue, et plus encore.
Effectivement il existe un mystère Matsuev et je ne parle pas de son don d’ubiquité. Si je devais le décrire à qui ne le connaîtrait pas, je ne dirais pas qu’il joue bien du piano, ni même que c’est un grand musicien ; non seulement cela va de soi, mais il se tient bien au-dessus de telles notions banales. Avec le divin Denis, la musique touche directement l’âme : elle n’est pas une abstraction idéale et toujours imparfaite dans sa réalisation, au contraire, elle devient encore plus belle dans le tangible de la volupté sonore que dans la chimère de la pensée.
La Rhapsodie sur un thème de Paganini pose de multiples défis à l’interprète : techniques et musicaux. Il faut structurer vingt-cinq minutes : ne pas noyer les variations dans un flot continu, mais ne pas les morceler ; préparer les moments de grâce, mais ne pas manquer à ceux de gloire. Emporté par ce qui ressemble parfois à une course à l’abîme avec l’intervention obsédante du ‘Dies Irae’, l’auditeur éblouit par le jaillissement des arpèges reçoit quelques signes prémonitoires. La variation XII par exemple suspend le cours de l’œuvre par une méditation nostalgique. Matsuev exprime avec une infinie profondeur ce moment qu’il dédie à chacun de nous, sans fausse pudeur et sans artifice, dans la simplicité, la vérité.
Le cours des évènements reprend aussitôt, hérissé de monstres et de joyaux bigarrés. Et puis, mais précédée par un étrange avertissement raréfié, survient la variation XVIII. C’est le climax de l’œuvre. Quelque chose se liquéfie. Lorsque l’on croit entrevoir la lumière du paradis, un emportement désespéré la balaye et c’est le retour à la solitude. Il faut la grande humanité de Matsuev pour donner à ce moment sublime toute sa dimension cosmique. La salle retenait son souffle dans un recueillement qui en exacerbait l’émotion. Puis la cavalcade va précipiter la fin… Alors ce fut comme le tonnerre déclenchant l’orage d’été, une explosion dans le Théâtre des Champs Elysées gigantesque et interminable.
Strabon, livre VIII, observe à propos du Zeus d’Olympie que si le dieu de Phidias se fut brusquement levé dans sa gloire, il eut perforé de sa tête couronné le plafond de son temple. Strabon eut le privilège de voir les sept merveilles du monde antique, aujourd’hui nous pouvions voir et entendre l’une des sept merveilles du monde moderne. L’architecte Auguste Perret devait avoir prévu une telle éventualité. Quand le prodige a bondi de son siège pour donner l’accolade au chef, la coupole a tenu, en revanche on pouvait craindre pour le plancher et les vitrages sous les vibrations de l’ovation.
Denis Matsuev a le don de faire vivre à chacun le présent plus intensément. Il possède une capacité d’empathie avec son auditoire assez troublante. Peut-être devrais-je dire de « sympathie » ? J’ai cité Zeus, mais c’est évidemment Dionysos que Denis Matsuev personnifie avec son rayonnement puissant et sensuel. La transe qui envahissait les fidèles revenus d’avoir traversé le mur du son, et qui ne pouvaient cesser de lui témoigner leur reconnaissance, en faisait foi.
C’était à se demander s’il allait être possible de reprendre la suite du programme… sans lui. Denis Matsuev revint pour ‘La Boîte à Musique’ de Liadov rendue avec une délicatesse extrême. Mais bien évidemment le public ne pouvait s’en contenter, alors généreusement Denis fit une autre exception pour une impro sur ‘Take the A train’ : une occasion d’un clin d’œil au jazz qu’il aime tant. Les connaisseurs savaient aussi qu’il signait là son dernier bis. Cet hommage à Duke Ellington fut particulièrement bienvenu pour introduire ‘Le Divertimento pour orchestre’ de Léonard Bernstein composé d’une suite de pièces courtes et contrastées. Je pensai en écoutant cette musique des plus plaisantes ꟷ et après avoir lu le livre qui vient de paraître de Valery Gergiev ꟷ qu’il s’agissait, sans le vouloir, mais par la force des choses, d’un coup de pied de l’âne à l’école de Pierre Boulez. Dois-je préciser qu’il fut difficile de vivre ici la même intensité que celle délivrée par Denis et Rachmaninov ? Pourtant le public manifesta bruyamment son approbation. Mariss Jansons reçut les bravos, se fit prier un peu, salua le public, sortit, reprit sa place au centre… enfin satisfait, il décida d’offrir son bis qui n’était rien de moins que l’ouverture de ‘Candide’. Mazette ! Un beau cadeau ! Certes il est étrange de finir par une ouverture, mais il s’agit d’un chef d’œuvre, nul ne peut le contester. Et puis, ce morceau de choix pourrait bien être la vitrine du brio de l’orchestre. Après avoir manifesté longuement son enthousiasme, le public dut se résoudre à sortir, éclairé par une euphorie qui allait grandement l’aider à reprendre le cours d’une vie normale et plutôt morose ces temps-ci.
Quant à moi, baigné d’extase, je m’interrogeai sur la capacité de ma plume et de mon clavier à rendre compte d’un tel évènement. Denis Matsuev, parce qu’il est inventif chaque microseconde, affûte l’acuité musicale de son auditeur. On se sent plus intelligent et plus sensible après l’avoir entendu : le problème est qu’on ne peut plus s’en passer.
Pour info, Matsuev revient le 29 mai au Théâtre des Champs Elysées. Après les vacances il ouvrira la saison en solo le 17 septembre où il jouera notamment ‘L’Appassionata’… Exaltantes perspectives ! Si je pouvais voyager dans le temps… au moins dans l’espace… Je finis ces quelques lignes car je vais regarder cet après-midi la retransmission sur Medici.tv du premier des deux concerts de Moscou programmant les quatre concertos de Rachmaninov et la fameuse Rhapsodie ꟷ un tour de force démentiel ꟷ sous la direction du merveilleux Alexander Sladkovsky.
Paris, avril 2018
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