Denis Matsuev aux Champs-Élysees: Divin Magistral

September 26 2017
Mediapart
Denis Matsuev aux Champs-Élysees: Divin Magistral

Il entre en scène. De haute stature, pour ceux qui encore ne le connaîtraient pas. Une présence impériale, un naturel confondant. Les spectateurs n’ont pas le temps de le contempler qu’il attaque La Tempête, les obligeant à se concentrer subito presto, alors qu’ils s’ébrouaient encore comme des collégiens au retour d’une récréation. Denis n’en a cure, son jeu suffit à imposer le calme.

Beethoven pose une double difficulté à tout interprète : celle d’articuler la phrase souvent complexe et qui se déploie parfois à tâtons, mais aussi de rendre sensible la démarche créatrice. En effet, au lieu de se présenter comme un intercesseur, le beethovénien se produit comme un démiurge imaginant devant nous l’œuvre en même temps qu’il la joue.

Les premiers arpèges, en recherche d’inspiration ꟷcomme un souvenir d’un prélude non mesuré du siècle précédentꟷ ouvrent la porte à un déferlement, mais soudain le compositeur hésite à nouveau, tandis que l’inspiration le bouscule impérieusement et repart de plus belle dans sa course effrénée. Denis Matsuev réalise à la perfection les suspensions soudaines qui font éprouver à l’auditeur la croisée des chemins, le doute. Le piano résonne à l’infini de ces notes d’une beauté suprême, qui s’égrènent mystérieuses, avec une utilisation parfaitement contrôlée de la pédale. Jamais on n’a mieux compris, jamais on n’a mieux ressenti la puissance et la fragilité de Beethoven. Le dernier mouvement commence par une eau limpide qui s’écoule mais dont il aurait fallu se méfier car elle va bientôt tout déchirer sur son passage, déraciner et charrier avec rage les émotions du passé. La pluie s’en mêle et vient plaquer ses accords. Et pourtant quelle beauté ! L’orage s’éloigne et le public explose en frappant des mains.

Vient la sonate n° 31, opus 110 et Denis (oui, on se prend à ne dire que son prénom tant il fait partie de nous), Denis, disais-je d’emblée change de ton car le compositeur prend de la distance dans une fresque monumentale. Il contemple la condition humaine sans pour autant s’en détacher totalement et cela nous est rendu exactement, sans une artificielle froideur pour donner l’illusion de la grandeur. Cette authenticité, cette sincérité, on l’éprouve fortement dans cette interprétation fascinante qui réduit au silence le plus ténu, les auditeurs dissipés, les tousseurs qu’il vous prend parfois l’envie d’étrangler avec un lacet de chaussure en passant discrètement dans les rangs et dans leur dos. Mais je m’égare. Un critique n’est pas un assassin, ou alors avec d’autres armes.

Le deuxième mouvement impose un acharnement colérique alors que le troisième débute enfoui dans un climat ouaté. Puis vient du ciel un thème qui ꟷpardonnez-moi d’en faire état, je vais en choquer plus d’un, mais j’ai l’habitude croyez-moiꟷ évoque l’Adagio d’Albinoni, qui n’était pourtant pas encore composé en 1821 (non plus d’ailleurs que l’Ave Maria de Caccini, mais fermons la parenthèse). Un rayon de lune vient toucher le front du génial Denis-Orphée, la poésie incarnée. Les auditeurs sont subjugués.

La fugue débute comme un signe d’espoir, puis repasse l’ombre du thème que je viens de signaler avant qu’un autre fugue nous emporte jusqu’à l’apothéose. Mais laissons la description de la sonate. C’est le jeu mouvant de Matsuev qui en restitue finement toutes les caractéristiques. Ce Beethoven humain nous touche profondément, je dirai, ce Beethoven « restauré » comme on restaure un tableau pour lui redonner les couleurs originales, pour qu’il rayonne comme au sortir des mains de l’artiste.

C’est l’entracte. On sent le public bruisser de plaisir dans les couloirs. Je me reprends à extravaguer un récital qui réunirait les « tubes » de Beethoven : la Sonate au Clair de Lune, l’Appassionata, la Pathétique et bien sûr les deux que nous venons d’entendre… Denis Matsuev n’est pas de ces pianistes sur lesquels on chipote, sur lesquels on distille, dubitatif, des propos perfides dans un cocktail avec la moue du critique musical blasé détenant la vérité absolue, qui n’attend de l’interprète que d’exécuter la partition selon le préjugé qu’il en a, et qui distille un verre de champagne à la main, désinvolte : « il est bien dans Brahms, mais son Debussy… je ne sais pas… ». Certains mégotent : « c’est écrit double forte, pas triple forte » ou « c’est un andante, pas un andantino »… etc… Denis Matsuev offre un univers ouvert sur toutes les musiques. Il possède une palette expressive énorme, on le voit bien à l’écouter dans le 17ème concerto de Mozart tout en subtilité et tendresse alors qu’un Rachmaninov requiert plus d’épaisseur, de puissance et de virtuosité. A propos, je rêve aussi à d’autres Mozart… le 21 et le 23… comme je suis frustré du 5ème concerto de Beethoven… S’il voulait jouer la Chaconne de Bach-Busoni, s’il voulait composer un programme avec la Wanderer Fantaisie, avec les Impromptus de Schubert dont il sait trouver parfaitement la couleur acajou … et ceux de Chopin couverts de satin violet, et pourquoi pas aussi les quatre Ballades de ce dernier ? Mais je râle… Le français est râleur, c’est un sport national, tout le monde le dit, alors il faut le croire… mais parce que français veut dire écorché vif, ultra-sensible. Un rien le blesse à commencer par le temps qui était détestable pour recevoir notre hôte. Trempé, douché, essoré si l’on n’avait pas prévu de parapluie. Et les jours qui raccourcissent et la température qui chute : quelle catastrophe ! Quand je pense que le 9 octobre Denis Matsuev et Julian Rachlin au violon, vont jouer à Moscou la sonate de Debussy et celle de Franck, et que Paris n’en verra pas la couleur ! Ça vaut bien la peine d’avoir la tour Eiffel et les Jeux Olympiques de 2024 ! Mais j’ai tort de recommencer à râler : Matsuev c’est du bonheur à profusion, et déjà avec cette première partie l’audience est aux anges et je sais déjà que je resterai euphorique et béat pendant plus d’une semaine. Chacun revient à sa place le sourire aux lèvres pendant que l’accordeur finit son travail de retouche.
Dans les Scènes d’Enfants le son devient aérien pour une aquarelle, et ce sont des papillons qui s’envolent des strophes d’un poème délicat. Dans cette version on ne devine pas seulement des croquemitaines et des colin-maillards : Denis nous fait ressentir la mélancolie pour une aurore de la vie à jamais évanouie. Il a souvent joué cette œuvre. Il l’a même enregistrée. Mais là… mieux que jamais. J’aimerais qu’il en reste une trace mais je n’ai pas vu de micro près du piano… Promis, je cesse de râler. C’était magique, au point que le public éprouvait quelques difficultés à sortir de son extase quand débuta la Méditation de Tchaïkovsky. Là encore Denis brosse le portrait bien identifié d’un compositeur. Le piano sonne avec une telle plénitude qu’on pourrait croire qu’il s’agit d’un autre instrument.

La 7ème sonate de Prokofiev achevait de transporter l’auditoire avec l’énergie qu’elle exige. On attendait que Denis soit merveilleux et bien sûr il le fut. Le public surexcité ne pouvait qu’implorer quelques bis qui lui furent gentiment octroyés. Le premier fut la Boîte à musique de Liadov, délicate, cristalline, parfaite pour succéder à Prokofiev, mais qui ne pouvait qu’aiguiser l’appétit. L’Etude de Sibélius dans un tempo allant mais avec souplesse fit crier de plus belle. Le prélude opus 32 n°12 frissonnant de Rachmaninov enivra le public parisien. Il fallut le Peer Gynt arrangé par Anton Ginzburg, virtuose avec son grain de folie, pour lui signifier de laisser l’artiste en paix.

J’avais une excellente place à la corbeille et à quelques rangs de moi je voyais Léonid Matsuev, le père du prodige, attentif. Je crois me souvenir ꟷsi je ne m’abuseꟷ qu’à un entretien avec une journaliste qui lui étalait cet éloge empoisonné :

_ Plus personne aujourd’hui ne doit vous oser vous faire de reproche, vous ne recevez que des louanges…

Denis, pas dupe, avait répondu :

_ J’ai mon père dans la salle. Vous croyez qu’il ne me fait que des compliments ?
Mais puisque ce monsieur (compositeur et pianiste lui-même) pour lequel j’ai le plus grand respect et la plus grande reconnaissance, va certainement endosser le rôle qui ressemble tant à celui d’un entraîneur sportif ꟷet l’on sait que Denis est adepte de plusieurs sports dont le hockey sur glaceꟷ obligatoirement sévère, nécessairement exigeant, pour encore plus de perfection, il me revient la part des compliments, certains diront l’exercice du dithyrambe ꟷexcusez-moi pour le grec, il m’est venu sans prévenirꟷ mais cette fonction est-elle utile après l’ovation gigantesque délivrée par une salle survoltée, qu’il fallut stopper net par le rallumage du lustre ? Je ne suis pas sûr de servir à grand-chose : du moins, ce compte-rendu me donne l’occasion de partager avec des amis ce moment rare, d’en garder un reflet, et donner aux absents l’occasion de regretter amèrement leur défection. Si par le plus grand des hasards, Denis ayant du temps à perdre dans un aéroport, jetait les yeux sur une traduction Google convenable de mes phrases, j’espère au moins qu’il passerait un moment de franche rigolade.

Et voilà Denissimo reparti comme un météore à Irkoutsk pour continuer le mois de concerts là-bas. Je tremble en pensant au décalage horaire et je propose que l’année prochaine, après le mois de septembre passé au bord du lac Baïkal, tous les musiciens se déplacent à Paris pour le même programme et pour un mois de présence : « Stars on Baïkal sur Seine ». Vous avez vu l’extrait du 1er concerto de Chostakovitch donné la semaine dernière sous la direction de Yuri Temirkanov sur YouTube ? Non ? Vous avez tort. Voilà le lien :

https://youtu.be/XaZbmzwGPfI

On aimerait bien avoir la même chose pour la capitale de la France. C’est le moment d’aborder un sujet qui fâche. Aujourd’hui nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’avenir du concert classique et qui proposent, pour y faire venir les jeunes, de le sonoriser, pour qu’ils s’y retrouvent comme en boîte de nuit, ou alors de permettre aux marmots de continuer leur jeu vidéo pendant que le fond sonore ne les dérange pas trop. Certains s’attaquent au costume solennel et voudraient le remplacer par des fringues plus affriolantes. Pourquoi pas le string paillettes ? Nos adolescents trouveraient une bonne raison de venir au balcon. Le discours qui s’étale dans la presse n’a pas toujours de cohérence. Pour certains l’art est une distraction individuelle, pour d’autres il doit se comprendre méthodiquement par un savoir que l’on engrange laborieusement. Et s’il était les deux, comme le pigment que le peintre mélange avec le médium, l’un apportant l’éclat à l’autre qui le consolide ? Dans l’Art, il ne faut pas attendre que la connaissance procure le plaisir, mais que le plaisir incite à la connaissance.

On devrait aussi considérer que pour donner envie aux chérubins d’aller écouter de la musique dite classique, une familiarisation ꟷque les médias, l’école et les parents doivent permettreꟷ sera nécessaire, mais pour qu’ils désirent après récidiver encore faudra-t-il que le concert n’ait pas été un pensum ꟷtiens, après le grec, voilà du latin… cela doit être l’effet Matsuev. Et c’est maintenant le lieu de s’interroger sur un autre phénomène, une idéologie nocive qui a contaminé le milieu musical depuis plus d’une génération. L’idée que l’interprète doit s’effacer devant l’œuvre pour mieux servir le compositeur, alors qu’il est indéniable que les compositeurs du passé ont écrit pour des interprètes exceptionnels et pour leur donner le moyen de s’exprimer. Cette approche absurde correspondrait à préférer le dictionnaire aux livres parce qu’il les contient tous. Le résultat ? La musique s’est anémiée et le public s’en est détourné. N’a-t-on pas ridiculement loué la distanciation, la retenue pour justifier le vide expressif ? Denis Matsuev apporte un souffle nouveau parce qu’il est tout entier investi dans ce qu’il joue. Il ne cherche pas à « dépouiller l’interprétation du pathos romantique » mais à être vrai. Avec Denis Matsuev on n’écoute pas de la musique, on la vit pleinement.

En attendant qu’il revienne à Paris, nous pouvons guetter la sortie, fin du mois prochain, du 2ème concerto de Rachmaninov et du 2ème concerto de Prokofiev, sous la direction de Valery Gergiev, enregistré pour le label Mariisnky. Il y a de quoi saliver.

Jacques Chuilon

Mediapart

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