Les musiciens russes enflamment le lac bleu

August 28 2014

Le pianiste Denis Matsuev a notamment brillamment ouvert le 5e Annecy Classic Festival.

S'il est un compositeur qui justifie toutes les audaces virtuoses, c'est bien lui. Franz Liszt, le visionnaire transcendantal du clavier romantique, n'a pas laissé que des pièces de bravoure solistes. Ses deux concertos pour piano, ainsi que sa danse macabre Totentanz, sont aussi des sommets de technicité véloce qui, pour peu qu'ils trouvent interprète à leur mesure, font toujours un effet bœuf. Il y a trois ans, le pianiste russe Denis Matsuev interprétait les trois œuvres d'affilée pour le bicentenaire du compositeur, à Budapest. Prouesse qui lui valut le surnom de «Liszt de Sibérie».

Un surnom bien mérité si l'on en juge par le concert qu'il a donné le 19 août en l'église Sainte-Bernadette, à Annecy, avec l'Orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg, et pour l'ouverture du 5e Annecy Classic Festival, qu'il codirige avec Pascal Escande. Au programme? «Juste» le deuxième concerto et la Totentanz. Matsuev survole les deux œuvres avec un tel abattage et une telle maîtrise digitale que le public en fut littéralement soufflé! Certes, la puissance phénoménale de son toucher ne fera pas mentir certains clichés sur l'école russe. Et Liszt s'accommoderait certainement d'un peu plus de subtilité. Mais ce serait mentir qu'affirmer que l'on n'est pas immédiatement transporté par cette démonstration de force, que le pianiste à la carrure d'athlète achève debout en posant son dernier accord, comme emporté dans l'élan de cette spectaculaire et irrémédiable course à l'abîme, où le chef hongrois Zoltan Kocsis, formé à l'Académie Franz Liszt, semblait téléguidé par l'orchestre.

Les apparences, toutefois, sont parfois trompeuses. La phalange que l'on trouva ce soir-là remarquable d'énergie mais quelque peu avare de nuances se montra le lendemain soir, sous la baguette du même Kocsis, d'une inventivité et d'une finesse de couleurs hors du commun. Après un Concerto pour violon et orchestrede Johannes Brahms qui vit un Laurent Korcia plein de bonnes intentions mais bien en peine (solos laborieux, justesse approximative…), les musiciens russes ont pu montrer tout ce dont ils étaient capables dans une Eroica aux phrasés d'une grande éloquence et parfaitement amenés, avec des équilibres sonores délicatement dosés.

Difficile, dès lors, de ne pas être convaincu par l'ancienne disposition instrumentale (dite «antiphonique», avec les seconds violons à l'opposé des premiers, les violoncelles au milieu et les contrebasses au fond) dont le Philhar de Saint-Pétersbourg est l'un des seuls orchestres au monde à avoir conservé le témoignage, grâce à la détermination de son chef, Iouri Temirkanov. Graves profonds, presque telluriques. Cordes sur le fil. On comprend pourquoi tant de chefs assimilent la Symphonie no 3 de Beethoven à un agent révélateur. On respire chaque note en même temps que l'orchestre, comme une évidence. Chef, pianiste, compositeur, Zoltan Kocsis apparaît tel qu'en lui-même: vivant par et pour la musique. Oubliée la gêne de la première partie (d'autant que Korcia livra, en bis, une sonate d'Ysaÿe maîtrisée à la perfection). Tel est le climat, sur les bords du lac bleu: prompt au changement.

Thierry Hillériteau

Le Figaro


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