Le Pianiste

July 14 2013

A 38 ans, le musicien fait partie du club restreint de l'élite mondiale du piano. Arpentant les scènes d'un continent à l'autre, dirigeant plusieurs festivals, ce passionné incarne autant qu'il la revendique la grande tradition russe. Une bonne école pour les pianistes, s'il en est, à laquelle pourtant il serait faux de le cantonner. Improvisateur hors pair, Denis Matsuev est aussi un amoureux du jazz. Rencontre avec un personnalité attachante que l'on écoutera cet été en France, à l'Annecy Classic Festival.

Votre dernier disque (lire la chronique) réunit deux oeuvres de Rachmaninov et de Gershwin. Quel lien imaginez-vous entre ces compositeurs ?

La Rhapsody in Blue représente un standard de jazz au même titre que Porgy & Bess ou Summertime et le Concerto de Rachmaninov, l'un des sommets du postromantisme. Le lien qui unit les partitions, c'est le Philharmonique de New York, qui a accueilli les deux musiciens en tant que solistes de leur propre musique. Rachmaninov a assisté à la création de la Rhapsody in Blue. Depuis vingt ans, je rêvais d'enregistrer pour la première fois ces deux piliers du répertoire.

En somme, vous vous êtes donné le temps comme Rachmaninov lui-même lorsqu'il apprenait ses propres oeuvres...

En effet. Il a travaillé son Troisième Concerto sur un clavier silencieux, lors d'une traversée transatlantique. Une méthode très efficace. Je l'ai éprouvée, il y a quelques années, comme j'avais moins de concerts qu'aujourd'hui. En deux ou trois semaines, j'ai assimilé certaines partitions de la sorte, sans piano. J'ai la chance d'avoir une mémoire visuelle. L'inconvénient, c'est que je suis lié à une édition précise.

Aujourd'hui, votre rythme de travail paraît bien différent...

Vous voulez dire démentiel : 180 concerts par an ! J'éprouve un besoin physique d'être sur scène. C'est ce que j'appelle une "thérapie de la scène". Il m'arrive de passer d'un concert à l'autre sans avoir dormi, de descendre d'un avion pour me retrouver devant un piano comme si le précédent concert n'était pas terminé. D'ailleurs, c'est souvent dans ces défis que je donne le meilleur de moi-même. Le stress est un excellent stimulant.

Comment le gérez-vous ?

J'ai des recettes. L'une d'entre elles vient de mes origines sibériennes. À Irkoutsk, j'ai un festival de musique et le lac Baïkal favorise les bains glacés ! Plus raisonnablement, j'apprécie les saunas.

Vous jouez également beaucoup de jazz. Que signifie pour vous le terme "improvisation" ?

Mon père, qui a été mon premier professeur, est également un fantastique pianiste de jazz. Durant toute mon enfance, j'ai entendu à la maison une très grande variété de styles, d'Art Tatum à Keith Jarrett. J'ai voulu évidemment imiter les pianistes, puis improviser. Je ne parle pas d'improvisation dans "le style de", mais d'improvisation libre. Le fait de jouer régulièrement du jazz libère votre jeu "classique". Je le ressens lorsque je joue avec orchestre. Le chef Yuri Temirkanov m'a dit une chose très juste. Il ne faut jamais refaire exactement la même chose en concert et à la répétition. En public, on doit préserver une part de magie et d'aventure. Enfin, la pratique du jazz favorise un jeu beaucoup plus corporel et une souplesse qui est très utile pour certains compositeurs classiques dont l'écriture est peu pianistique.

Lesquels selon vous ?

Schumann, à l'évidence, mais aussi, je dois bien le reconnaître en tant que Russe, Tchaïkovski. Son piano est techniquement "antipianistique" ! Ce qui ne retire rien à son génie. Tchaïkovski n'était pas le virtuose du piano que fut Rachmaninov.

Avez-vous tenté d'improviser dans le répertoire classique ?

Oui, je me rappelle une expérience non préméditée avec Spivakov. Il me dirigeait dans le Second Concerto pour piano de Beethoven dont j'ai totalement improvisé la cadence. Il a été très inquiet jusqu'à ce que je lui fasse signe deux mesures avant la fin. Après le concert, il m'a demandé qui l'avait composé. Je vous laisse imaginer sa tête quand il a su...

Rachmaninov est l'un des compositeurs aujourd'hui les plus joués. Qu'est-ce qui rend sa musique finalement si attirante ?

L'écriture, tout d'abord, est moderne sous un habillage postromantique. Ensuite, c'est une musique d'une souplesse telle, qu'elle s'adapte à la personnalité des interprètes, quelle que soit l'époque. À chaque fois que je la joue, je me surprends à découvrir des trésors cachés. J'éprouve parfois les mêmes sensations avec Prokofiev, Stravinsky et surtout Bartok. Son Second Concerto, notamment, offre une infinité de jeux, de timbres. C'est grisant.

Avez-vous à votre répertoire des pièces que, pourtant, vous ne jouez pas en concert ?

Question cruelle. D'abord parce que j'ai quarante-cinq concertos pour piano à mon répertoire et près d'une vingtaine de programmes de récitals. Je pourrais vous répondre que c'est le cas des concertos de Chopin. Je les connais et je pourrais les jouer demain. Mais, je n'ai pas franchi le pas tout simplement parce que je ne les ressens pas. Idem pour le Concerto de Schumann que j'ai dans les doigts, à la maison, mais pas sur scène. L'oeuvre de Schumann est particulière. Gilels ne l'a joué qu'à l'âge de 40 ou 45 ans et Pletnev, récemment, je crois. Je n'ai pas vraiment d'attirance pour ces oeuvres. Ce n'est pas encore le moment. Un musicien doit savoir patienter. J'ai programmé pour la première fois les deux concertos de Brahms l'année dernière. Les interpréter est un bonheur fou. Auparavant, cela ne me disait rien. Je ne peux pas expliquer ce phénomène.

Quel est le concerto que vous avez le plus joué ?

Sans aucun doute, le Troisième Concerto de Rachmaninov. Je l'ai donné avec la plupart des chefs et des orchestres avec lesquels je collabore régulièrement : Yuri Temirkanov, Valery Gergiev, Zubin Mehta, Mariss Jansons, Kurt Masur, Antonio Pappano, Lorin Maazel... les philharmoniques de Londres, de New York, de Berlin, le Concertgebouw d'Amsterdam, les orchestres de Philadelphie, du Gewandhaus de Leipzig, le Mariinsky...

Vous l'avez également enregistré avec Gergiev et l'Orchestre du Mariinsky et quelques années auparavant avec le Philharmonique de Budapest...

Je n'ai jamais donné mon accord pour que la version sorte avec Budapest. J'en ai découvert l'existence en lisant les critiques dans la presse. C'est vraiment scandaleux.

Retenez-vous les caractéristiques sonores propres des orchestres lorsque vous jouez, par exemple, ce Concerto ?

D'autant plus dans ce Concerto que je considère comme une symphonie avec piano. Tous les grands orchestres colorent à leur manière cette musique. Au piano, je remarque surtout la personnalisation des cordes. Leur lyrisme est caractéristique à l'Orchestre de Philadelphie, qui a joué avec Rachmaninov sous les directions de Stokowski et d'Ormandy. Les musiciens sont jeunes mais ils ont préservé une tradition, qui est passée de pupitre en pupitre.

Qu'attendez-vous d'une collaboration avec tel ou tel chef d'orchestre ?

Rarement une discussion avant la première répétition ! Tout peut se passer sur scène. Pour moi un concert, c'est aussi une grande classe de maître. Sur scène, tout peut arriver.

Vous êtes notamment très proche de Valery Gergiev...

Gergiev est un peu mon grand frère. Je dirige sept festivals et ses conseils sont précieux pour gérer l'organisation de ces manifestations. Sur le plan musical, je ne vous apprendrai pas qu'il a une manière très personnelle de diriger. Il semble s'adresser à chaque musicien comme s'il avait des capteurs qui reçoivent et transmettent l'énergie. J'ai joué sous sa direction avec plusieurs orchestres dont le Mariinsky et le Philharmonique de Berlin. À chaque fois, c'est une expérience très particulière. Il brise tous les stéréotypes qui feraient croire qu'un musicien russe ne puisse jouer que de la musique russe. Il a ainsi dédié son festival des Nuits Blanches de Saint-Pétersbourg à Henri Dutilleux [le compositeur nous a quitté le 22 mai dernier, ndlr].

Quel est, selon vous, aujourd'hui, le compositeur russe le plus marquant, successeur des Rachmaninov, Prokofiev, Stravinsky et Chostakovitch ?

N'oubliez pas Scriabine et Medtner, deux musiciens essentiels pour le piano ! Je vous répondrais Rodion Chédrine, qui a composé dans des genres très différents. Sa musique n'est pas atonale, mais elle est d'une étonnante modernité parce qu'elle capte tous les styles qui passent à sa portée et crée un langage très personnel. Un peu comme ce fut le cas dans le passé avec Witold Lutoslawski et aujourd'hui Krzysztof Penderecki. Il m'a appelé pour que je joue son Concerto pour piano qui est génial. Bientôt, certainement.

Voici des personnalités libres de toute contrainte esthétique. Quand vous sortez d'un concert et que vous ne vous rappelez pas une seule mélodie, c'est problématique. Chacun ses goûts. La musique atonale n'est pas ma tasse de thé !

Revenons à Chédrine...

J'ai enregistré à deux reprises le Cinquième Concerto pour pianode Chédrine avec Mariss Jansons et Valery Gergiev. En décembre dernier, Chédrine m'a appelé deux semaines avant un concert de gala qui lui était consacré afin de célébrer son 80e anniversaire. Je devais jouer ce Cinquième Concerto. Il a insisté pour que je joue le Second. "Il est pour vous",m'a-t-il dit. "Impossible en si peu de temps et avec des récitals sur trois continents", lui ai-je répondu. Finalement, j'ai appris le concerto en un temps record. C'est une oeuvre au style très jazzé, romantique aussi, mais écrite en réaction aux concertos de Rachmaninov. Cette musique est incroyablement pianistique. Il est vrai que Chédrine est le plus grand interprète de ses propres partitions. J'ai été prudent, j'ai mis la musique sur le pupitre.

Avez-vous l'habitude de ce genre de défi ?

Plus jeune, j'avais appris la Septième Sonate de Prokofiev en trois jours. Valery Gergiev est aussi un grand spécialiste de ce type de propositions. Il y a quelque temps, il dirigeait un cycle complet consacré à l'oeuvre de Stravinsky avec le Philharmonique de New York. Douze jours avant le concert, il m'a demandé d'être le soliste du Capriccio pour piano et orchestre de Stravinsky. Je ne connaissais l'oeuvre que de nom. Évidemment, j'ai accepté et je l'ai adoré. On connaît mal la musique néoclassique de Stravinsky, qui est certainement sa période la plus intéressante pour moi.

Stravinsky n'est pas le seul à avoir composé des pièces aujourd'hui encore méconnues...

En effet. Prenez l'exemple du Premier Concerto pour piano de Tchaïkovski, un "tube" planétaire. Mais, le Second Concerto est si peu connu ! Je viens de l'enregistrer avec Gergiev et le Mariinsky. Les musiciens ne l'avaient pas joué depuis peut-être vingt-cinq ans, c'était avec Elisabeth Leonskaja. Mais, c'est comme s'ils l'avaient instinctivement dans les doigts. Il sortira après l'enregistrement du Concerto pour piano n° 3de Prokofiev avec la Cinquième Symphonie par le Mariinsky et la Symphonie n° 4 "concertante" pour piano et orchestre de Szymanowski, avec le Symphonique de Londres.

Puisque nous évoquons votre répertoire, dites-nous vos préoccupations du moment...

Petit tour d'horizon. Gaspard de la nuit, La Valse et la Sonatine de Ravel. Cela sortira prochainement au disque. Entre nous, la Sonatine est plus difficile à jouer que Gaspard de la nuit ! Ajoutons aussi des pièces de Debussy. Du côté du répertoire germanique, je joue aussi Bach, Beethoven, Haydn, Mozart, Schubert... Le Concerto italien, les Partitas du premier, quelques concertos de Mozart, presque tous les concertos de Beethoven.

Qu'aimez-vous chez Ravel ?

Le fait qu'il "orchestre" le piano. Quand je joue les Tableaux d'une exposition de Moussorgski, je ne peux pas m'empêcher de penser à l'orchestre de Ravel. Il m'attire irrésistiblement. Même en tant que Russe, je préfère certains passages à l'orchestre comme "Baba Yaga". L'écriture de Ravel est en outre, très "flexible". On peut très imperceptiblement changer le caractère du jeu. Lui-même favorise la recherche de nouvelles idées, de sonorités.

Avez-vous également composé ?

Dans un passé assez lointain, j'ai écrit un quatuor et même un début de symphonie dans un style très schumannien.

Que pensez-vous des partitions de Nikolaï Kapustin, composées dans un style jazzé très virtuose ?

Vous n'allez pas me croire, mais ce personnage incroyable est inconnu en Russie ! En France et au Japon, il réunit des clubs de fans ! Au dernier Concours Tchaïkovski, en 2011, le pianiste coréen Yeol-Eum Son qui reçut le Second Prix a interprété l'une de ses pièces. Des membres du jury m'ont demandé qui était ce Kapustin...

Avec un répertoire aussi vaste, comment composez-vous vos programmes ?

La plupart du temps, ce sont des demandes, mais si j'ai le choix, je préfère ne pas jouer un programme monographique. J'aime beaucoup le principe d'un kaléidoscope de pièces de formes et de styles divers. Par exemple, je peux vous proposer un récital qui associerait des oeuvres de Moussorgski et Prokofiev, puis s'achèverait par du Tchaïkovski et de la musique française. 

Il ne faut pas toujours chercher à justifier des liens esthétiques ou d'époques, voire de nationalités. Il m'arrive ainsi d'entrer sur scène et de jouer en ouverture les Tableaux d'une exposition. Pour certains programmateurs, c'est aberrant, car cette partition finit en apothéose et devrait conclure la soirée. Pas pour moi. Et puis, même si j'apprécie les morceaux brefs et virtuoses, j'aime tout autant les programmes massifs. Dernièrement, au Concertgebouw d'Amsterdam, j'ai enchaîné la Sonate en si mineur et Méphisto Valse de Liszt, puis les Variations Corelli et la Sonate n° 2 de Rachmaninov. Quatre pièces volcaniques !

Quelle version avez-vous choisi de la Sonate de Rachmaninov, celle de 1913 ou bien la révision, plus courte de 1931 ?

Cette fois-ci, c'était la version révisée. Mais il arrive que je donne celle d'Horowitz, que j'ai arrangée à mon tour. Une sorte de cocktail assez explosif...

Après un tel programme, je suppose que vous ne donnez pas de "bis"... 

Pourquoi pas ? Au contraire ! Les "bis" peuvent même composer une partie dissociée du récital, une sorte de concert annexe. À Tokyo, à l'issue d'un programme consistant, j'ai joué douze "bis". Mon record ! Et je ne savais absolument pas avant de me rasseoir au piano ce que j'allais jouer. Cela ne se commande pas. Vous percevez l'atmosphère et l'envie du public. C'est un moment magique.

Je suppose que la passion des défis vous animait déjà durant vos études ?

Il me revient une anecdote, mais vous allez croire que je me vante. Pour l'examen de sortie du Conservatoire de Moscou, il y a une épreuve de concertos, au cours de laquelle vous êtes accompagné par un second piano. J'ai dit au jury que je voulais jouer l'un des concertos de Rachmaninov. Je leur ai demandé de choisir lequel ils voulaient entendre. Je crois qu'ils ont été un peu surpris.

Qu'ont-ils choisi ?

Le Premier ! C'est logique, car il est considéré souvent comme étant le plus difficile. D'ailleurs, de tous ses concertos, Rachmaninov préférait celui-ci. Quand à Horowitz, il ne l'a jamais joué, bien que Rachmaninov le lui ait demandé. Il n'a enregistré que le Troisième [il existe une dizaine de versions gravées par le pianiste entre 1930 et 1978 dont la moitié est constituée de pirates, ndlr].Et savez-vous pourquoi il n'a jamais joué le Premier Concerto ? Eh bien, tout simplement, parce que dans le finale, le thème est confié à l'orchestre et non pas au piano. Je trouve l'anecdote assez piquante !

Vous avez eu la chance de jouer sur le piano de Rachmaninov, à la villa Sénar, en Suisse...

J'ai eu la chance de découvrir l'atmosphère de sa villa, sur les bords du lac de Lucerne, d'y coucher, d'écrire sur sa table de travail. Je crois que beaucoup de pianistes m'envient. Ma première impression a été très forte. C'est un piano typé et coloré, mais d'une mécanique curieusement très dure. Un Steinway américain de 1929 qui me parait plus grand que les pianos de concert. J'ai joué pendant quatre heures sans discontinuer, ce qui ne m'arrive jamais. Je devais enregistrer. Au bout de quatre heures, j'ai dit au preneur de son que j'étais prêt. Il m'a répondu que ce n'était pas la peine, parce que sans me le dire, il avait tout enregistré et que pour lui, c'était suffisant.

Le choix d'un piano est-il important pour vous ?

Cela peut vous paraître snob, mais je déteste passer du temps à sélectionner un piano parmi trois ou quatre instruments. En revanche, la préparation du piano, l'harmonisation par des gens qualifiés est capitale. Le spécialiste de ce travail porte une responsabilité non négligeable dans le succès d'un concert. Depuis le Concours Tchaïkovski, j'ai toujours eu beaucoup de chance. J'ai joué sur un piano Yamaha préparé par Kasuto Osato qui avait travaillé durant des années pour cette marque et aux côtés, notamment de Sviatoslav Richter. La présence d'un tel spécialiste représente un sacré atout. Mais, aujourd'hui, dans beaucoup de récitals, j'ai plutôt des pianos médiocrement préparés.

Vous évoquez le piano personnel de Rachmaninov. Avez-vous joué sur d'autres pianos anciens ?

Oui, cela m'est arrivé. Parfois le son est intéressant. Au pianoforte, le phrasé est beaucoup plus articulé, plus riche aussi. Je retiens surtout le bénéfice quand je reviens au toucher du piano moderne. Mais, cette recherche esthétique se heurte aussi aux traditions, aux personnalités. Mikhail Pletnev m'a raconté qu'il avait rencontré Vladimir Horowitz lors de sa venue à Moscou. Ce dernier lui a demandé comment il avait trouvé son interprétation d'une sonate de Mozart. Pletnev lui répondit que s'il avait fait la même chose, il aurait été immédiatement "viré" du Conservatoire. Horowitz lui fit remarquer que c'était triste de devoir jouer Mozart d'une seule manière. En fait, ils ne parlaient pas de la même chose.

À son tour, Pletnev joue les concertos de Mozart et de Beethoven d'une façon parfois très romantique, ce qui heurte certains. Personnellement, j'aime beaucoup cette approche libre de l'interprète. Il y a les notes et il y a la musique.

Quels souvenirs gardez-vous de l'enseignement de vos professeurs ?

Mon premier professeur fut d'abord mon père. À Moscou, j'ai travaillé avec Sergei Dorenski, qui fut disciple de Neuhaus et Aleksei Nassedkine. Autant d'écoles et de traditions différentes. Mais toutes ont en commun l'art de la transmission du chant. Comment faire chanter un instrument à percussion ? Voilà le vrai dilemme d'un pianiste !

Ce qui distingue ces professeurs d'autres enseignants, c'est leur proximité avec leurs élèves. Au Conservatoire de Moscou, la classe, c'est une sorte de famille. Certes, les élèves sont placés en concurrence sur scène, mais ils demeurent incroyablement solidaires dans la vie quotidienne. C'est pour cela que je suis resté très proche de Nikolaï Lugansky avec lequel j'ai étudié chez Dorenski. Nos professeurs adaptaient leur pédagogie à notre personnalité. Par exemple, j'ai toujours détesté faire des gammes. Je pars du principe que je peux tout jouer sans échauffement à partir du moment où je pose les mains sur le piano. Nikolaï, lui, joue deux heures sans interruption des exercices avant un concert. C'est comme cela qu'il se sent prêt.

Pour en revenir à Dorenski, il disposait de trois assistants avec lesquels nous pouvions prendre des cours tous les jours et autant que nous le voulions. Lui, il apportait la touche finale avant le concert. Aujourd'hui encore, quinze ans après avoir quitté le Conservatoire, je joue mes nouvelles partitions à mon professeur et devant d'autres étudiants. Je redeviens l'un d'entre eux.

Enfin, les élèves bénéficiaient de quelque chose de très précieux : la possibilité de parler de tous les arts en cours. Combien de fois avons-nous parlé littérature, théâtre, peinture... Nous sommes allés souvent avec nos professeurs au Bolchoï. Je ne me rappelle plus le nombre d'opéras de Tchaïkovski et de Wagner auxquels nous avons assisté ! Cela faisait clairement partie de notre éducation musicale. En toute logique, il n'aurait pas été envisageable de jouer Après une lecture du Dante [de Liszt] sans avoir lu La Divine Comédie[de Dante]. La connaissance des arts était aussi essentielle que la maîtrise de la technique.

Est-ce que l'écoute d'enregistrements "historiques" faisait également partie de votre enseignement ?

En effet. Mais, je m'en suis toujours méfié. Car si vous n'êtes pas sûr de vos choix interprétatifs, vous aurez toujours tendance à imiter les grands maîtres du passé. Est-ce que l'écoute de versions anciennes est une aide ? Je n'en suis pas certain. Dans mon cas personnel, j'ai toujours été passionné par les enregistrements. Je garde en mémoire pour le Premier Concerto de Tchaïkovski et le Troisième de Rachmaninov, les versions de Van Cliburn [toutes deux gravées en 1958 à l'époque du Concours Tchaïkovski que remporta le pianiste américain et disponibles chez RCA / Sony, ndlr]. Van Cliburn, qui avait étudié auprès de la pianiste russe Rosina Lhévinne m'a fasciné. Quand j'apprenais le Troisième Concerto de Rachmaninov, je copiais tous ses phrasés comme ceux d'Horowitz. C'est aussi pour cela que mon premier disque gravé pour Sony s'intitulait "Tribute to Horowitz". J'étais dans la salle lorsqu'il donna son récital à Moscou, en 1986. J'avais 11 ans et pourtant chaque note est restée gravée dans mon esprit tellement j'étais concentré.

Vous rappelez-vous le premier récital auquel vous avez assisté ?

Ce fut à Irkoutsk. J'entendais pour la première fois Sviatoslav Richter. Je garde encore en mémoire la sonorité de ses Variations Paganini de Brahms et l'atmosphère assez inquiétante du lieu : une seule petite lumière sur le pupitre du piano éclairait la partition. Et savez-vous pourquoi je m'en souviens aussi bien alors que j'étais très jeune ? C'est tout simplement parce qu'il rejoua ces Variations en "bis" ! Incroyable. À l'issue du concert, j'ai dit à mes parents que je voulais faire le même métier.

Et vos premiers souvenirs de pianiste débutant...

Mes parents m'ont raconté une histoire dont je ne peux me souvenir. Il paraît qu'à l'âge de 3 ans, je retrouvais d'oreille le jingle du bulletin météo de la télévision soviétique. Quant au premier morceau que j'aie étudié, je crois que c'était la Gavotte de Chostakovitch.

Comment avez-vous intégré le Conservatoire de Moscou ?

C'est simple. Ma première passion, c'était... le football. J'avais 15 ans et, à Irkoutsk, j'étais capitaine de mon équipe. D'ailleurs, je m'adonnais tellement à ce sport que je me suis cassé la main à trois reprises, ce qui n'est pas idéal quand on veut devenir pianiste. Donc, le football et Méphisto Valse de Liszt à l'âge de 11 ans. Enfin, le premier était prioritaire sur le second. Il se trouve qu'un jour je jouais un match important et, qu'en même temps, la Fondation russe Les Nouveaux Noms, qui avait pour objet de découvrir de nouveaux talents dans toute l'URSS organisait un concours de musique. 

Mes parents ont essayé de me convaincre de passer l'audition, ce que je refusai, bien entendu. Nous avons abouti à un compromis : je quittais le match pour aller jouer deux Préludes de Rachmaninov et une de mes improvisations de jazz à la salle de la Philharmonie, en tenue de sport, cela va de soi. La présidente de la fondation a eu juste le temps de me dire que j'étais invité à Moscou et j'étais déjà reparti sur le terrain de foot.

Comment se sont passées les "négociations" ultérieures avec vos parents ?

Il était hors de question que j'abandonne mon maillot. Mes parents ont eu alors une idée de génie. Ils m'ont promis que si j'allais à Moscou, je pourrais aller voir les matchs de mon équipe favorite, le FK Spartak Moscou : mes idoles !

Vous avez étudié à Moscou à l'époque de la dislocation de l'URSS. Est-ce que les événements politiques ont eu une incidence sur votre formation et les débuts de votre carrière ?

Évidemment, dans l'URSS, nous n'étions pas dupes du fait que le régime utilisait la culture pour sa propagande. C'est pour cela que les musiciens et les sportifs disposaient de tels moyens. Je suis donc arrivé à Moscou en 1991 à une époque de très grande incertitude politique et économique. À vrai dire, personne ne savait ce qui allait se passer. Mes parents, surtout, étaient inquiets. En tant que compositeur et enseignant, mon père était certainement la personnalité musicale la plus en vue à Irkoutsk. Il a perdu son emploi, son statut. Mes parents m'ont rejoint à Moscou. Ma grand-mère a vendu son appartement pour que je poursuive mes études. J'ai poursuivi mon parcours grâce à cela. Ma famille a été héroïque et je lui dois une grande partie de ce que je suis devenu.

Quels liens gardez-vous avec votre pays ?

À vrai dire, je n'ai jamais envisagé de vivre ailleurs qu'en Russie. Je n'ai pas revendu mon appartement d'Irkoutsk. Je préfère dormir dans mon lit ! Même si cette année je n'ai passé que vingt-sept jours dans mon pays, je suis profondément russe et nostalgique de ma patrie. Ce n'est pas pour rien que j'aime autant la musique de Rachmaninov.

Comment voyez-vous l'avenir des jeunes musiciens ?

Il se trouve que je suis maintenant président de la Fondation russe Les Nouveaux Noms, qui m'a tant aidé. Grâce à la Fondation, nous aidons de nombreux jeunes talents en organisant plusieurs concours dans toute la Russie. Très peu d'entre eux, je parle des pianistes, mèneront une carrière internationale qui passe presque exclusivement par les quatre ou cinq concours internationaux, ceux qui comptent vraiment. 

Et puis, il y a le show-business qui a investi depuis quelques années la musique classique. C'est une vraie catastrophe car il concentre le regard des médias sur une très petite minorité d'artistes. L'immense majorité des autres talents n'a pas l'occasion de se produire sur les plus grandes scènes.

Qui sont les pianistes qui compteront dans dix ou vingt ans ? Rappelez-vous les résultats du Concours Tchaïkovski de 1966 présidé par Emil Gilels. Misha Dichter reçut la médaille d'argent et la réaction du public fut violente, considérant qu'il était le plus grand. Mais, c'est bien du titulaire de la médaille d'or, dont on parle aujourd'hui encore. Un certain Grigory Sokolov...

DENIS MATSUEV EN QUELQUES DATES

1975 Naissance le 11 juin à Irkoutsk, en Sibérie

1991 Installation à Moscou

1993 Entrée au Conservatoire Tchaïkovski dans les classes de Nassedkine et Dorenski

1998 Vainqueur du Concours international Tchaïkovski de Moscou

2005 Album "Tribute to Horowitz"

2007 Album "Unknow Rachmaninov". Premier récital au Carnegie Hall, à New York

2013 Album Rachmaninov/Gershwin

DENIS MATSUEV EN CONCERT

- 27, 28 et 29 juillet, Verbier Festival (Suisse). Récital avec Yuri Bashmet, concert de gala...

- 18 au 27 août, codirecteur artistique avec Pascal Escande de l'Annecy Classic festival. Denis Matsuev assurera un "Campus d'orchestre" aux côtés du chef Fayçal Karoui.

- 30 août, Annecy. Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov (Philharmonique de Saint-Pétersbourg, dir. Yuri Temirkanov).

- 13 septembre, Lucerne (Suisse). Concerto pour piano n° 3 de Prokofiev (Philharmonique de Saint-Pétersbourg, dir. Yuri Temirkanov).

- 10 novembre, Bruxelles (Belgique). Concerto pour piano n° 3 de Rachmaninov (Orchestre national de Belgique, dir. Andrei Boreyko).

- 6 avril 2014, Paris, Salle Pleyel. Concerto pour piano n° 2 de Liszt avec l'Orchestre symphonique de Londres, dir. Valery Gergiev

- 12 avril 2014, Lyon, Auditorium. Prokofiev : Sonate pour piano n° 7 en si bémol majeur op. 83 ; Liszt Mephisto-Valse.


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