MATSUEV: LE LION D’IRKOUTSK DÉPLOIE SES AILES DE GÉANT SUR MONTPELLIER

July 29 2016

Denis Matsuev, Valery Gergiev, et le National Youth Orchestra-USA, débarquaient à Montpellier ce 21 juillet 2016. Ils arrivaient d’Amsterdam où ils avaient joué la veille, captés remarquablement ꟷles images et le sonꟷ par Medici.TV, et retransmis en direct sur internet. L’avion s’était posé le matin même sous une pluie biblique. Raccord prévu dans la salle, notamment pour que France Musique puisse effectuer un test sonore avant la radiodiffusion du concert le soir même. Un seul programme, certes, mais le lendemain d’une réussite, un relâchement de concentration se produit souvent, et puis dans ce cas, la fatigue du voyage vient ralentir les réflexes, disperser l’exigence, tout cela sans parler des effets du changement de zone climatique... Ensuite, après une seule nuit de repos, il faudra rassembler les bagages pour Copenhague où le surlendemain le public attendra toute la fraîcheur et l’enthousiasme qui lui est dû. Le jour suivant : Prague. Cette dernière prestation clôturera la tournée. On voit clairement que des qualités de récupération hors pair dans l’entraînement quotidien d’un sportif de haut niveau, sont requises pour cette vie de bohème.

Dans la grande salle Berlioz, au Corum, le Prélude à l’après-midi d’un faune débuta dans la langueur de la sieste, étiré, sensuel, sous un soleil miroité dans la senteur des fourrés. Insaisissable, irréprochable, avec la suggestion des passes de mains expertes, des gestes hypnotiques de Valery Gergiev.

Suivit aussitôt le 3ème concerto de Rachmaninov. Denis Matsuev entre en scène. A peine assis au piano, il nous embarque dans un voyage bouleversant, un rêve éveillé, d’abord par ce toucher qui produit une sonorité chaude, profonde, enveloppante, enivrante, voluptueuse… comme s’il nous emportait dans ses bras. Comparable au violon doré d’un Fritz Kreisler, au timbre grenat d’un David Oistrakh, parce qu’il en raffine pareillement le son, le piano de Matsuev impose d’emblée sa précellence. Il dégage aisément la polyphonie parce que chaque voix trouve son timbre, là où tant d’autres ne font que plaquer des accords. Plus que la virtuosité transcendante, on doit souligner la musicalité exceptionnelle. A son habitude, Matsuev n’a pas de partition devant lui. L’œuvre ne lui vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Rien pour le gêner dans son tête à tête avec le compositeur, dans sa communication avec le public. Recréer la Musique, la ressusciter pour nous l’offrir, voilà le défi. Et l’œuvre de Rachmaninov jaillit dans toutes ses couleurs véritables, de doigts subtils et titanesques. Matsuev, dans les moments intimes, parvient à ralentir, à suspendre le temps dans une petite éternité : le public en a le souffle coupé. Dans les passages les plus intenses, la grandeur s’épanouit librement, tel un ouragan à l’assaut de sa destinée. A voguer aussi librement au sein de la Musique, l’auditeur en vient à croire que sa vie vaut la peine d’être vécue, que tout est possible et qu’il n’est pas vain d’espérer. Un arc-en-ciel se lance au-dessus de lui, forgé par Denis Matsuev, qu’il faut appeler « Matsuev le magnifique ».

Il y a quelques années, on louait plus que tout la retenue, quelque chose d’emprunté qui passait pour du style. Il en reste aujourd’hui quelque chose, et la plupart de nos interprètes issus de la génération « table-rase »  ꟷcelle qui se gargarise de pensums tels qu’« il faut éradiquer les fausses traditions »ꟷ  demeurent dans leurs exécutions, scolaires et raides. Ils restent à distance, et dans l’impuissance de partager ce que le compositeur leur a confié. Purgés de tout excès, ils ont vidé leur musique de substance. Rien de désagréable, mais rien d’essentiel. “Anodins” voilà le mot qui les définit. Ils sont les pages d’un dictionnaire alors qu’ils devraient présenter celles d’un poème. Dans cette situation d’un ennui dissuasif, certains en arrivent à suggérer l’urgence que les concerts de musique classique soient dépoussiérés des conventions qu’acceptent sans broncher les vieux décatis mais qui rebutent les jeunes connectés. Il faudrait, pour que les grandes messes culturelles attirent les nouvelles pousses, un ravalement drastique : innover dans un visuel moins compassé, plus ludique, on peut dire “onirique”, inspiré par celui des clips, des vlogs, qui ravissent les ados, afin de faire passer subrepticement la musique obsolète. Matsuev n’a pas besoin de toutes ces simagrées, tant il délivre un Art gorgé de vie. Il est toujours de plain-pied avec ce qu’il joue. Qu’il soit en redingote ou en bermuda, personne ne risque de décrocher. L’énergie qu’il dispense nourrit la salle entière. Il vient ensemencer notre univers qui dépérit des fausses rigueurs et des prétentions castratrices. Avec lui, le problème ne vient pas quand il joue, mais quand il sort de scène : un astre disparaît du ciel, nous laissant dans la pénombre.

Fin du troisième mouvement. Le public éclate en une ovation debout, scandée, encore plus tonitruante que la veille à Amsterdam. Chacun se sent régénéré, déchaîné d’une vie de médiocrité. Matsuev, royal, offre deux bis, mais il sait que l’entr’acte ne doit pas être repoussé, pour que suive la deuxième partie dans les horaires.

Une bonne critique se devrait d’équilibrer les compliments et les reproches : c’est de cette façon que le musicologue assure à ses yeux, à ceux du lecteur, son objectivité, sa supériorité. Il se doit de rester au-dessus de celui qu’il juge. Pour accroître mon crédit, de quoi pourrais-je blâmer Denis Matsuev afin de m’attirer la bienveillance des élites, la reconnaissance des mélomanes ? Je cherche, je soupçonne… Je me gratte la gorge pour énoncer doctement qu’à y bien regarder, l’Art de Matsuev souffre d’une grave imperfection que je ne suis pas le seul à remarquer. Pourra-t-il s’en réformer ? Il est peut-être déjà trop tard. Quelle est cette faille, cette paille ? Qui le sait ? Eh bien, puisque vous ne trouvez pas, je vais vous le dire. La plus grave déficience dont fait preuve Denis Matsuev est de donner trop de plaisir à son auditoire, trop d’émotion. Moi-même  ꟷje sais qu’il n’est pas d’usage dans la critique d’évoquer une expérience personnelle, mais je ne crains pas de transgresser ce tabouꟷ  présent à son concert du 12 juin au Théâtre des Champs Elysées, j’en ai été affecté, même durement, durablement : je suis resté une semaine de bonne humeur après l’avoir écouté. Mon psy en perdait son latin. Cette fois, je pense même dépasser ce record : je sens la béatitude flotter autour de moi. L’existence me semble facile et la communication envisageable. Où irons-nous si l’Art apporte une telle perturbation dans la vie courante ? Quel danger inacceptable ! On comprend que certains redoutent cet artiste dionysiaque.

Le programme était habilement concocté. Tout le monde, venu pour le miracle Matsuev, a dû s’enfiler la 4ème symphonie de Prokofiev que Valery Gergiev devait avoir à cœur de faire entendre. Le sevrage de Matsuev ne s’opéra pas sans douleur, mais en faisant contre mauvaise fortune bon cœur la salle remplie à ras bord s’est efforcée d’accueillir une œuvre dont la réalisation fut exemplaire. Quelques extraits de Roméo et Juliette pour nous récompenser, exécutés de façon magistrale, terminaient la soirée en permettant au public de rendre hommage au grand chef qu’est Valery Gergiev. Soit dit en passant, le souvenir me revient du même ballet monté à l’Opéra de Paris cette année, dirigé de manière catastrophique par un chef dont je vous épargnerai le nom... On aurait aimé que l’exécution ressemble à celle-là…

Je ne me serais pas déplacé pour écouter le programme de cette deuxième partie, mais j’aurais sans doute eu tort et je n’aurai désormais plus de répulsion à le réentendre. Au Théâtre des Champs Elysées, l’entr’acte nous frustrait pareillement et j’ai été obligé d’ouvrir mes oreilles sur la 2ème symphonie de Rachmaninov, remarquablement servie pareillement par Dmitri Liss à la tête du superbe Orchestre Philharmonique de l’Oural. La stratégie de faire découvrir contre son gré au public un répertoire qu’il ignore et pour lequel il n’a pas de curiosité, fonctionne, mais il faut une locomotive comme Denis Matsuev. Quel pianiste en France pourrait envisager de rivaliser ? Par ailleurs, il faut quand même un chef du niveau des deux cités pour diriger un orchestre d’exception. Y en a-t-il dans l’hexagone ?

Il est normal qu’un tel interprète s’applique à propager son répertoire national. Il ne peut éviter d’apparaître aussi comme l’ambassadeur de la Russie, de la culture russe, et quel ambassadeur ! On aimerait en avoir qui lui arrive à la cheville pour défendre et diffuser la musique française à l’étranger. On ne peut écouter désormais, Tchaïkovsky, Rachmaninov, Prokofiev, Stravinsky, Chostakovitch… sans passer par les enregistrements de Matsuev. Pourtant il ne faudrait pas l’enfermer trop commodément sous une seule étiquette et par exemple son Mozart ou son Gershwin s’imposent aussi par la justesse et la sensibilité. Il y aurait tant à dire sur cet enfant prodige, sur ce monstre sacré. Il cultive blagues, parodies tout aussi bien qu’une réflexion pointue sur son métier. Quand il conseille aux jeunes instrumentistes de travailler l’improvisation, il sait de quoi il parle et nul doute que ce talent ne lui permette d’assimiler l’œuvre à fond, ne lui serve à insuffler la vie rayonnante qui le caractérise.

Surdoué ? Le mot est faible pour décrire un tel phénomène. L’Histoire de la Musique nous rapporte les noms glorieux de divos, de divas, qui autrefois faisaient perdre la tête de leurs admirateurs. Mais Farinelli, Patti, Paganini, Liszt pour ne citer que ceux-làꟷ  nous laissent dubitatifs parce que depuis plusieurs générations nous n’avons rien connu d’approchant, que des musiciens raisonnables, estimables. Y en aurait-il un qui sorte du lot ? Celui-là dépasse les bornes humaines. Je sais la réticence qu’on peut avoir aujourd’hui à utiliser un mot, un qualificatif trop souvent galvaudé, mais je ne vois pas qui le mériterait plus que lui : un génie. Eh oui, il faut savoir appeler un chat, un chat. « Chapeau bas messieurs, un génie » !

Jacques Chuilon

Paris, Juillet 2016


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